Guy Pélachaud

En matière de communication écrite dans le domaine de l'information scientifique et technique, les pays d'Europe centrale comme les pays industrialisés occidentaux sont concernés par des mutations de même nature.

Les actuelles péripéties concernant la mise en oeuvre du niveau système d'exploitation de Microsoft offrant la possibilité de brancher sur un réseau international, tout micro-ordinateur qui en sera équipé illustre la nature et l'importance des enjeux. Le tout s'est accompagné d'un flot de commentaires dont l'intérêt, est de montrer que la maîtrise de l'écrit dont la mort était prophétisée est devenue l'un des enjeux du XXI ème siècle.
Notre propos sera volontairement schématique car il s'inscrit dans le cadre d'une démarche de longue haleine et surtout il est destiné à suggérer une pratique que l'on pourrait collectivement mettre en oeuvre.

La démarche dominante reste celle de l'offre technologique. Dans le meilleur des cas on cherche à satisfaire les usagers en leur offrant un service de meilleure qualité, l'adaptation aux besoins du marché étant le critère décisif. Deuxième constatation: les propos relatifs aux hypermédias et au cyberespace sont l'occasion de multiples développements consacrés à l'écrit et aux bibliothèques bien au-delà du monde des spécialistes. On peut les classer en trois catégories.

Dans la catégorie des utopistes on trouve les commentateurs qui sont critiques à l'égard de l'écriture et de l'imprimé et dithyrambique lorsqu'il s'agit de l'écrit électronique.
Pour les uns, l'écriture a permis un surcroît d'efficacité de la communication et de l'organisation des sociétés mais ce fut au prix d'une division des sociétés entre « une machine bureaucratique de traitement de l'information fonctionnant à l'écriture d'un coté, et des personnes « administrées » de l'autre »1... Pour d'autres, du fait de la longueur et de la lenteur de son cycle de production du coût de son édition, de sa distribution et de son stockage, de la pauvreté de son traitement documentaire, la difficulté de son usage informatif ou didactique, l'écrit imprimé comme la radio et la T.V. souffre d'une tare génétique: son système de production et de diffusion ne supporte pas, au niveau requis, l'intense interactivité exigée par le débat scientifique et l'appropriation des connaissances2. Ce n'est pas le livre qui s'en va, c'est un système culturel qui se délite, affirme un troisième3.

Pour les pragmatiques, désormais, tout à un prix, tout se transforme en objet marchand: l'éducation, la culture, l'art, la création, jusqu'au bonheur. Le rêve est devenu une marchandise achetée, vendue, conservée et restituée à volonté. Les saltimbanques et les gladiateurs, les stars du show biz et du sport sont mieux payés que les capitaines d'industrie, ils sont plus écoutés que les politiciens et les intellectuels, Coluche a remplacé Jean-Paul Sartre4.

Parmi les inquiets on trouve les ardents défenseurs du Livre et de la Lecture: « La télévision convoque les gens en troupeaux et les anesthésie à force d'émotions inexpliquées. Le livre, lui, fait de moi un seigneur unique et rebelle: je fais attendre Platon, là-haut, sur son étagère ; et je lui tiens tête, si ça me chante.»5.
Comment peut-on admettre, dans une société comme la nõtre qu'une proportion non négligeable de jeunes sortant du primaire ne sachent pas lire ? « A l'heure de la déferlante annoncée du multimédia, Gutenberg et la maîtrise de la lecture ne sont-ils pas voués à la gloire posthume qui est celle des dinosaures aujourd'hui ? » s'interroge l'éditorialiste d'un grand quotidien économique qui ajoute multimédia ou pas, le peuple de paysans que nous sommes devrait savoir que sans terrain bien préparé on ne saurait faire éclore de bonne culture pour assurer sa survie6.

Tous s'accordent sur l'importance des mutations

Quelle que soit la nature de leur discours, tous sont d'accord pour reconnaître que l'évolution en cours converge vers la constitution d'un nouveau milieu de communication, de pensée, et de travail pour les sociétés humaines. Il est urgent de fonder le lien social sur le rapport au savoir et l'échange généralisé de l'expérience individuelle écrit en substance Pierre Lévy qui ajoute:
« Constituer l'Espace du savoir, ce serait notamment se doter des instruments institutionnels, techniques et conceptuels pour rendre l'information « navigable ».

Mais la réalité n'est pas toujours conforme à ces discours

Ainsi, l'informatisation des bibliothèques et les OPAC s'ils représentent un progrès indéniable dans la gestion et dans la recherche bibliographique n'ont pas engendré de mutations fondamentales en matière d'écriture et de lecture.
Par ailleurs, ceux qui théorisent sur l'accès à la culture pour tous, partout et toujours le font en général dans des ouvrages qui coûtent chers et qui sont destinés à des spécialistes et pour comble, sur la couverture de ces ouvrages on trouve une étiquette: « Danger, le photocopillage tue le livre ».
Quant aux succès limité des banques d'informations. Ce n'est pas seulement leur manque de qualité qui est en cause mais leur conception même. En effet, l'essentiel n'est pas d'avoir accès à une accumulation d'information, mais d'obtenir l'information pertinente, à l'endroit où l'on se trouve, quand on en a besoin.

Faire de la Bibliologie, l'une des sciences du XXI ème siècle

Tous ces discours même lorsqu'ils prennent le contre-pied du fameux « Le médium, c'est le message » sont profondément marqués par le déterminisme technologique. Quand ils abordent la dimension économique, institutionnelle et culturelle des mutations en cours, ils le font à travers des jugements moraux et des discours idéologiques. Le Verbe et l'Écrit continuent, comme à travers les siècles, à déchaîner les passions.
Raison de plus pour faire de la Bibliologie, science de la communication écrite, l'une des sciences permettant de comprendre et d'agir dans les conditions du XXI ème siècle. Cela suppose en tout premier lieu une analyse des transformations en cours du système général de la communication écrite.

Les transformations du système général de la communication écrite

Ces transformations concernent à la fois la nature du médium, la qualité et le rõle des agents qui interviennent au niveau des différents sous-systèmes de production, de distribution de conservation. Elles affectent également la structure des différents sous-systèmes et leurs relations entre eux.
En réalité, l'essentiel n'est pas l'automatisation des processus de production et des systèmes de gestion mais la dématérialisation de l'information. Celle-ci n'est pas seulement caractérisée par le rõle croissant des logiciels, des services et des multimédias elle résulte surtout des possibilités offertes par la digitalisation qui engendre deux conséquences fondamentales:

Le recours à l'écrit a été analysé comme un procédé permettant de traverser le temps et l'espace. Dans le prolongement de cette constatation, l'illusion selon laquelle les technologies modernes comme le courrier électronique, la vidéotransmission peuvent faire table rase des contraintes de l'espace et du temps est fort répandue. Mais l'expérience des firmes multinationales confrontées concrètement à ces pratiques montre de façon paradoxale que la multiplication des liaisons électroniques dans l'entreprise pourrait donner plus de poids encore aux relations humaines.
Dans le même ordre d'idée, il apparaît que la diffusion en temps réel n'occupera qu'une très petite place. Certains même vont jusqu'à imaginer, au vu des progrès de la technologie que la T.V. et la radio de l'avenir seront, pour l'essentiel, livrées de manière asynchrone.

L'invention de l'écriture puis de l'imprimé et la démultiplication des institutions de la mémoire a grandement favorisé la transmission des expériences individuelles et collectives des savoirs et des savoirs-faire. Mais les études historiques et l'expérience montrent que les techniques et les dispositifs aussi sophistiqués soient-ils sont loin d'avoir les qualités qu'on leur prête généralement. Ainsi, chacun peut constater que les banques de données ne sont pas exhaustives.

Conséquences au niveau du système général de la communication écrite

Outre la tendance au renouvellement des écrits collectifs, le recours à l'information sur l'information tend à franchir une nouvelle étape.
Avec Naudé, au début du XVII ème siècle, la bibliographie était devenue l'instrument privilégié de la connaissance critique et la bibliothèque le lieu où la philosophie politique pouvait prendre ses distances à l'égard du pouvoir souverain et des textes sacrés.

La mutation engendrée par les réseaux et l'émergence de nouveaux acteurs

En octobre 1994, Internet comprenait 45 000 réseaux. On comptait plus de 4 millions d'ordinateurs hõtes (avec une croissance de 20% par trimestre). Au rythme actuel, en l'an 2000, il devrait y avoir 1 milliard de gens connectés. Cette estimation se fonde en partie sur le fait que la plus forte croissance (en pourcentage) de la population d'utilisateurs de l'Internet dans le dernier trimestre 1994 était enregistré en Argentine, en Iran, au Pérou, en Égypte, aux Philippines, dans la Fédération de Russie, en Slovénie et en Indonésie.
Internet, fin 94, n'est plus exclusivement américain. Près de 35% des hõtes se trouvent dans le reste du monde et c'est cette population qui croît le plus vite. En réalité une course de vitesse est engagée l'enjeu est la maîtrise des sources d'imagination, des connaissances et de la mémoire.

Propositions

L'accélération de la technologie et les énormes besoins qui résultent de leur nécessaire adaptation vont engendrer un développement considérable de l'ingénierie culturelle et sociale.
Dans le domaine des sciences de l'information et de la communication, les chercheurs se trouvent confrontés aux réflexions compétentes et pertinentes des experts (journalistes spécialisés, informaticiens, spécialistes des réseaux, gestionnaires, etc.). Ils subissent, par ailleurs, la pression sociale qui poussent à privilégier dans ce domaine comme dans les autres la recherche appliquée au détriment de la recherche fondamentale.

1LEVY, Pierre, L'intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberespace. Éditions la Découverte, Sciences et Société. Paris, 1994. Page 15.
2DUCASSE Roland, « De la galaxie de Gutenberg au Campus virtuel », Universités, magazine de l'agence francophone pour l'enseignement supérieur er la recherche, AUPELF-UREF.
3PIAULT, Fabrice, « Le livre: la fin d'un règne », Stock, coll. « Au vif », 264 p.
4GOLFINGER, Charles, L'utile et le futile. L'économie de l'immatériel. Éditions Odile Jacob. Paris 1994.
5POIROT-DELPECH, Bertrand, Le Monde, 13/10/93.
6FAVILLA, Les Échos des 25/10 et 24/11/93.